Legion Gospel ou les icones du Club d’Âge d’Or (2019)
French text only.
Thumbnail : Jennifer Bélanger.
Texte accompagnant l’édition vinyle de la chanson Maman ne laisse pas ta petite fille devenir une artiste de Jennifer Bélanger, en vente à la Galerie Murmur :
Dans la première moitié du 20e siècle, les traditions musicales folkloriques des Appalaches et de l’Ouest américain se sont tranquillement cristallisées dans une nouvelle forme populaire : le Country & Western. En quelques décennies, cette musique, issue de régions campagnardes, s’est propagée à l’ensemble de l’Amérique du Nord pour être appropriée par plusieurs cultures traditionnelles, dont celles des Acadiens du Nouveau-Brunswick. Pour la première fois dans l’histoire, on voit s’afficher sur les scènes anglophones, des musicien.ne.s acadien.ne.s venus de petits villages pour jouer dans des groupes de Western Swing tel que The Bunkhouse Boys (région Sud-Est) et The Hachey Brothers (région Chaleur). Depuis, la musique country s’est affirmée comme une des musiques de préférence chez les Acadiens, toutes régions confondues.
C’est dans l’omniprésence de cette trame sonore nasale et mélancolique que la plupart des Acadien.ne.s ont entamé leur relation avec la musique enregistrée, et l’artiste visuelle Jennifer Bélanger n’en fait pas exception. Son projet Maman ne laisse pas ta p’tite fille devenir une artiste s’approprie la chanson Mammas Don’t Let Your Babies Grow Up To Be Cowboys de Waylon Jennings – un artiste populaire dans sa famille – et en propose une réécriture autobiographique bilingue mis en valeur par un vidéoclip et un livre d’artiste. Imprégné de l’humour cynique typique de l’œuvre de Bélanger, Maman… entretient également des liens avec deux éléments près de l’histoire musicale des Acadiens; d’une part, la tradition des vielles chansons de morale catholique adressées aux jeunes femmes et, d’autre part, la pratique commerciale de dédoubler, en français et en anglais, les enregistrement des artistes acadien.ne.s.
Aujourd’hui, peu de gens connaissent l’ancienne coutume orale qui consiste de la transmission des chansons de mère en fille alors qu’elles effectuaient leurs travaux domestiques. En Acadie, une quantité importante de ces chansons a été conservée par Antoinette Boudreau – ma grand-mère maternelle –, qui a été parmi les quelques femmes de la région de Memramcook à transcrire leurs paroles dans des cahiers pour assurer leur sauvegarde. Malgré leur charme folklorique, les textes de ces chansons ont un agenda très clair : enseigner aux jeunes femmes un protocole catholique rigoureux afin de les prévenir de péchés. Quelques agissements qui sont considérés reprochable par ces textes chantés sont commettre l’adultère, fréquenter des prisonniers et empoisonner son mari. Quoique moins patriarcal, le texte de Maman… joue un rôle semblable : il évoque un avertissement à une mère, soulignant que les artistes « ne sont jamais là, et se sentent toujours seuls. / Même entourer de ceux qu’ils aiment… ». Il serait donc souhaitable que sa fille ne devienne pas une artiste, mais plutôt « une médecin ou bien une dentiste », en d’autres mots « un métier qui paie ».
Par contre, d’une langue à l’autre le message de la chanson est altéré puisqu’en anglais le texte avertit les mamans (au pluriel) de ne pas laisser leurs « bébés devenir des artistes ». Cette nuance assez marquante est typique de chansons par des artistes acadien.ne.s enregistrées dans les deux langues depuis les années 1970; moment où les éditeurs de disques ont perçu l’aisance bilingue d’acadien.ne.s telles que Patsy Gallant et Angèle Arseneault comme une occasion de percer à la fois les marchés francophones et les marchés anglophones. On peut ainsi analyser les deux versions de Maman… comme des variations sur une même thématique. De cette manière, la version en français semble prendre une voix narrative plus autobiographique, soit celle de l’artiste (la fille) qui s’adresse à sa mère à travers le temps, contrairement à la version en anglais qui reprend une voix narrative omnisciente comme l’avait fait Jennings dans la chanson originale.
Compte tenu de ces deux analyses, on pourrait argumenter que la version de Maman… en français s’enracine plus fermement dans la pratique généralement autobiographique de l’artiste. Avec des projets tels que Love, Jennifer (2013), une série de lettres d’amour écrites à ses coups de cœur de jeunesse, et Index (2012), un retour à ses années d’école primaire par l’entremise de ses bulletins et de ses photos annuelles, l’artiste invite le spectateur à l’intérieur de son intimité, mais toujours avec une touche d’humour et de cynisme. D’ailleurs, Bélanger affirme qu’elle « pense parfois que l’art a ruiné sa vie ». On le ressent particulièrement dans les refrains de Maman… quand l’artiste conseille la mère-sujet de ne pas laisser sa petite fille « dessiner au pastel et en vouloir à tout le monde » ou bien « peinturer et être jugée constamment ».
Si l’art ruine la vie de Jennifer Bélanger, il faut aussi lui reconnaitre une certaine impulsion de se créer des projets qui mettent sa patience à l’épreuve. Ses Art Goals ou ses Objectifs artistiques, dont Maman… en est un projet exemplaire, cherchent toujours à l’approvisionner de motivation, mais finissent souvent par la décourager. Un des objectifs à la base de son projet de chanson country était d’apprendre à jouer de la guitare – un long processus de plus d’une année (2015-2016) que l’on peut voir catalogué dans un journal de bord qui fait accessoire à l’œuvre finale. En feuilletant les pages, on peut y voir les dates de ses pratiques, leurs durées et ses impressions du moment. Le 13 mai elle écrit : « 20 minutes. Boring ». Le 1 juin elle écrit : « 5 minutes. Long day. Not in the mood ». Le 5 août elle écrit : « 15 minutes. Disaster ». Ces impressions sont, pour la plupart, accompagnées de dessins qui rajoutent au sentiment de frustration. On y voit notamment, le 12 juin, un dessin du fureteur Google avec la phrase « comment rendre les choses plus difficiles pour soi-même » tapée dans le champ de recherche.
Néanmoins, l’artiste atteint son objectif et réussi à produire son projet, qui a d’abord été présenté dans le cadre du Festival international du cinéma francophone en Acadie en novembre 2016. On se souviendra de la musique accrocheuse et du grand dessin au plomb de Waylon Jennings (dessiné par le père de l’artiste), encadré et accroché sur un mur extérieur de l’espace d’exposition en guise d’accueil aux visiteurs. En entrant dans la pièce, on y ressentait immédiatement une ambiance de bar régional, voire d’une Légion ou d’un Club d’Âge d’Or. L’élément centrale, un vidéoclip projeté sur la surface entière d’un mur, présentait Bélanger sur une scène devant un mur de paillettes dorées scintillantes, vêtu d’une robe rouge rappelant Dolly Parton et jouant une guitare White Falcon en chantant Maman…. Voilà le cachet de son œuvre: il s’en dégage un certain kitch-country qui, dans un contexte acadien, nous renvois aux anciens peddleux[1] de cassettes, aux ondes de CJSE 89,5 et au fanatisme de Georges Jones à Bouctouche (entres autres). Cela dit, la musique Country habite une variété étendue de quotidien et l’œuvre de Bélanger s’adresse ainsi à des communautés bien au-delà de son propre patelin acadien.
[1] Musicien.ne.s acadien.ne.s qui adoptent le démarchage (porte-à-porte) comme méthode de vente/distribution de leurs albums. Populaire dans les années 1980.